Des ânes gris, il y en avait des centaines, mais lui, contrairement aux autres, après sa naissance avait eu beaucoup de mal à rester en vie.

Le reste de son existence n’avait guère été meilleure, vendu à maintes reprises, il avait parcouru la montagne, croulant sous les charges. Il faisait de son mieux dans ces chemins escarpés, mais ce n’était jamais assez, son maître en voulait toujours plus.

Personne n’en aurait voulu, mais André l’acheta malgré son air pitoyable. À partir de ce jour sa vie changea…

Après avoir lu cette nouvelle, si vous rencontrez un petit âne gris, vous chercherez sa marque, et là, vous ne le regarderez plus de la même manière.


Ce conte a reçu le 2° prix, Concours Nouvelles et Poésie: Rouerg'art 2013


  

 

La vieille ânesse avait quitté le parc discrètement, elle s’était réfugiée dans le coin le plus sombre de l’étable, celui qui était un peu plus frais, afin de ne pas trop subir l’assaut des mouches qui ne manquaient pas en ce mois de juillet. Elle allait mettre bas une fois de plus, peut-être la dernière, du moins c’est ce que son maître avait dit, mais pouvait-on faire confiance aux hommes ? Elle s’était couchée sur le flanc attendant les contractions qui lui indiqueraient que c’était le moment. Elles ne tardèrent pas et le petit ânon sortit sans trop de difficultés.

            Après l’avoir nettoyé, elle le poussa du museau pour l’obliger à se lever, comme elle le faisait à chaque fois qu’un petit naissait. En principe, ils tremblaient quelque peu sur leurs pattes, l’espace de quelques instants, puis se stabilisaient et esquissaient quelques pas maladroits, parfois ils devaient recommencer encore et encore, mais ils y arrivaient toujours. Lui, n’avait pas la force de  décoller son derrière du sol, son arrière-train refusait obstinément de lui obéir. Sa mère avec beaucoup de patience, essayait de l’encourager, l’aidant du mieux qu’elle pouvait, en espérant que cette faiblesse ne soit que passagère. Demain il se lèverait, il serait un peu en retard sur les autres, mais ici, dans l’étable il n’y avait pas de prédateurs, il était en mesure de  prendre tranquillement des forces. Dans la nature il en était autrement, les loups, les renards ou les hyènes en feraient facilement leur repas. Il s’était traîné tant bien que mal jusqu’à sa mère et avait trouvé rapidement la mamelle qui devait le désaltérer, et qui allait  l’alimenter les mois à venir. Elle l’avait laissé faire, comme à chaque fois, le besoin de nourrir ce petit qui venait de sortir de ses entrailles était le plus fort. Pour lui qui n’était pas très vigoureux, aussi longtemps qu’il le faudrait, elle se coucherait sur le flanc pour lui faciliter la tâche, jusqu’à ce que ses petites pattes puissent le supporter convenablement. Après quelques gorgées, le précieux liquide s’échappait par le naseau, il avait du mal à avaler, il lâchait prise, sa tête s’inclinait doucement, il roulait sur le côté, puis sur le dos. Il se débattait, secoué de soubresauts pour se remettre sur le ventre, sa mère l’y aidait en le poussant et le léchant le plus affectueusement qu’elle pût.

            Un homme, le maître, était venu, il avait regardé ce semblant d’âne, il était bien piètre, cette mère l’avait habitué à mieux. Elle n’était plus bonne à rien, jusqu’à présent, elle lui avait fait de beaux petits, presque toujours des femelles qu’il avait pu vendre un bon prix, mais celui-là, rachitique comme il était, et en plus un mâle, il n’y aurait rien à en tirer.

- Demain, il sera mort, il faudra que je creuse un trou pour l’enterrer… je l’emmènerai assez loin, les loups ou les chacals se chargeront bien de sa dépouille, ce sera un travail de moins, avait-il pensé.

De retour dans sa maison, il n’avait rien dit à personne de cette naissance, à quoi bon, bientôt tout serait fini. Il faudrait qu’il se débarrasse aussi de cette vieille femelle, il trouverait bien un imbécile pour la lui acheter.

L’ânesse léchait avec affection son petit, certes, elle voyait bien qu’il tardait à se lever, mais la nature joue des tours que ni les hommes ni les animaux ne peuvent prévoir, et qui sait si, plus tard, il ne deviendrait pas un âne recherché pour, à son tour, comme son père, perpétuer la race… et pourquoi pas pour sa force et la sûreté de son sabot ? Dans la nuit, il avait réussi à téter à peu près convenablement, bien loin de ce que ses aînés ingurgitaient en quelques minutes, mais cela lui permettait de rester en vie, faible, mais en vie. Au petit matin, quand le maître était rentré, il n’avait pas bougé, il en avait si peu la force. Celui-ci, le voyant encore à terre, lui avait asséné un coup de pied :