Bien qu’elle n’en parlât jamais, il supposait qu’elle partageait, en partie, les idées de Georges, et Dieu et les rouges, bien souvent, ne font pas bon ménage. Elle avait eu pourtant une éducation chrétienne, et pour concilier les deux, elle ne fréquentait l’église que pour les grandes occasions, les mariages, les enterrements. Les baptêmes n’avaient droit à sa présence que si c’était vraiment quelqu’un de très proche. N’ayant pas eu d’enfant elle-même, elle n’était jamais à l’aise dans ce genre de réunion. Parfois, il lui arrivait d’apostropher celui que certains appellent « le tout puissant » et de lui demander vertement, pourquoi il lui avait donné un ventre stérile. Jean-Baptiste la comprenait, il était un peu pareil, pas de femme, pas d’enfant, personne pour lui prendre la main, pour lui dire : repose-toi, j’ai besoin de toi, de ton affection. Il sentit monter en lui une vague de nostalgie, il secoua la tête et chercha une autre idée où fixer son cerveau, la tristesse est mauvaise conseillère, il le savait, elle l’avait souvent conduit à des actes dont il n’était pas toujours fier. Il n’était jamais violent, loin de là, mais parfois, il avait honte de son comportement. La honte, ce sont les autres qui auraient dû l’avoir, au lieu de lui tendre la main, ils l’avaient aidé à s’enfoncer, profitant de sa faiblesse. Comme il le faisait souvent lorsque ce sentiment remontait en lui, il se mit à fredonner mentalement une chanson : « On est heureux comme un poisson dans l’eau, sur le plancher des vaches. On peut guincher dans tous les caboulots sur le plancher des vaches. Le vin, les femmes, on a tout ça… »
- Salut Baptiste, t’es bien matinal, l’avait interpellé un villageois.
- Salut Lucien, moi, c’est mon heure, c’est plutôt toi qui es tombé du lit, lui avait-il répondu.
- T’as le temps de boire un jus, lui avait-il demandé.
- Non, je suis déjà en retard, merci, avait-il dit en poursuivant son chemin.
Il savait bien que ce serait un café très arrosé, voire deux ou trois, et Félicie n’aimait pas le faire travailler quand il était dans cet état-là. Une fois, une seule, elle l’avait renvoyé chez lui :
- Baptiste, quand vous serez « entre Gaillac et Rabastens », il est inutile que vous veniez travailler, vous n’avancez pas dans l’ouvrage et surtout, vous risquez de vous faire mal. J’aurai bonne mine s’il faut vous emmener à l’hôpital, et comment je ferai pour vous y conduire. Allez, repartez chez vous, vous reviendrez quand vous aurez une mine un peu plus présentable… un peu de fierté que diable !
Depuis, il avait mis un point d’honneur à ce qu’elle n’ait plus jamais l’occasion de lui faire la même remontrance.
À la veille du conflit de 1939, Jean-Baptiste avait tout pour avoir une vie heureuse : des parents qui l’adoraient, une fiancée, un travail bien payé.
À son retour du camp de prisonniers, il ne retrouve plus rien, ni personne. Il part sur les routes à la recherche de ceux qui lui sont chers, mais rien ne se déroule comme il le souhaite.
Enfin, il retrouve la trace d’Annabelle. Elle est mariée et elle a un enfant. Petit à petit, de ferme en ferme, il se laisse glisser dans la facilité. Souvent, son salaire n’est plus que sa soupe et quelques chopines de vin rouge…