Elle avait eu de la chance, elle aurait pu se briser une jambe, avoir une infection qui lui aurait empoisonné le sang, comme c’était si souvent le cas. Dieu merci, elle y avait échappé, mais elle aurait pu en mourir, et à qui reviendrait la propriété ? À ses lointains cousins du côté d’Hyacinthe, qui n’avaient pas trouvé le temps de venir à l’enterrement du pauvre homme, et qui ne lui avaient même pas fait parvenir le moindre petit mot, comme si elle n’existait pas ? De son côté, elle n’avait plus personne non plus. Si seulement… mais il ne fallait pas y penser, c’était une utopie de vieille femme, il y avait bien trop de choses qui les séparaient… et que dirait sa mère, et les voisins ?
Pourtant, l’idée faisait en elle son chemin, de plus en plus pressante, presque obsédante. Elle avait fini par se décider à demander à Marie, par l’intermédiaire d’André de venir la voir, ce que fit rapidement cette dernière. Après les banalités d’usage, Madeleine s’était lancée :
- C’est bien beau de parler de choses et d’autres, mais je ne t’ai pas demandé de venir sans raison.
- Ah, que se passe-t-il ?
- Voilà, ce n’est pas facile à dire, j’aimerais faire une démarche, mais je voudrais que tu ne le prennes pas mal, et que quel qu’en soit le résultat, tu ne me retires pas ton amitié.
- C’est si sérieux que ça, tu m’inquiètes !
- Cela me trotte dans la tête depuis plusieurs années… tu connais ma situation, je n’ai pas d’héritier, ou du moins pas sur lequel je puisse compter en cas de besoin, j’ai une belle propriété qui ne demande qu’à être mise ne valeur, ce que je ne peux faire seule, j’ai donc pensé à me remarier…
- C’est une bonne décision, mais je ne vois pas…
- Attends… ne me coupe pas, s’il te plaît, c’est déjà assez dur comme ça à expliquer. Je n’en ai pas encore parlé à celui auquel je pense, mais je crois qu’il a un peu d’amitié pour moi, et s’il accepte, je sais qu’il s’occupera bien de moi et de la ferme, et quand je serai morte, elle lui reviendra de droit. Mais avant de lui demander, je voudrais avoir ton assentiment.
- Mais Madeleine, je ne vois pas pourquoi tu me demandes mon avis, avait répondu Marie.
- Parce qu’il s’agit d’André, je sais que nous avons trente huit ans d’écart, que je ne suis plus très jeune et que je ne pourrai pas lui donner de descendance, mais s’il a un peu d’affection pour moi, et qu’il y consente, je ferai en sorte qu’il ne soit pas malheureux. Avant de lui en parler, je veux que tu sois d’accord, car je ne voudrais pas qu’il se fâche avec toi, si tu t’y opposes, je comprendrai. Il serait normal que tu préfères qu’il épouse une jeune et te donne des petits-enfants que tu pourrais choyer.
- Je te connais bien, et je sais qu’il ne manquera de rien, que tu lui donneras toute l’affection dont tu es capable, mais la décision lui appartient, je ne peux décider pour lui. Cela chamboulera notre existence, il ne pourra pas rester au château, et il n’est pas dit qu’ils me gardent s’il s’en va. Mais ce qu’il décidera sera bien.
- Merci Marie.
Il fut décidé que Marie ne parlerait pas de ce projet à André, ni à quiconque d’ailleurs, les quolibets iraient déjà bon train comme cela, alors si en plus il refusait, elle ne saurait pas où se mettre et serait la risée du village. Deux jours plus tard, quand André était venu voir si tout allait bien, elle avait pris son courage à deux mains et lui avait dit :
- Assieds-toi André, je voudrais te parler sérieusement.
- Ah…
- Voilà, tu es jeune et tu ne penses qu’au travail, tu ne sors pas, tu n’as pas de petite amie, du moins tu ne m’en as pas parlé, ce qui est ton droit. Alors si tu es libre comme je le crois, et que je ne me trompe pas en pensant que tu as un peu d’affection pour moi, je te proposerai de me marier.
André l’avait regardée, s’était gratté le haut du crâne avec l’index, et n’avait pas répondu, visiblement il réfléchissait, l’idée devait faire son chemin. Il allait refuser sûrement, mais c’était lancée, elle ne pouvait plus faire marche arrière.
- Je sais que j’ai 38 ans de plus que toi, et qu’à tes yeux, je ne suis qu’une vieille femme, mais je n’ai que l’âge de ta mère, je sais aussi que je ne pourrai pas te donner d’enfants, déjà avec mon défunt mari nous n’avons pas pu en avoir, alors... Tu es un brave garçon, gentil, vaillant, tu te ruines la santé en travaillant dur pour le châtelain, si tu le désires, quand je serai morte, la ferme te reviendra de droit. Bien exploitée, nous pourrions acheter quelques autres pièces de terre qui te permettront d’y faire vivre convenablement celle qui te donnera une famille. Réfléchis à ma proposition, tu me donneras une réponse dans quelques jours, si tu acceptes j’en serai très heureuse, mais si tu refuses, je ne t’en voudrai pas, je comprendrai, je souhaite seulement que tu me gardes ton amitié et que tu n’en parles pas à tout le monde, les gens sont tellement méchants.
- C’est… c’est tellement inattendu cette proposition, laissez-moi le temps de…
Marie-moi !
André, avec sa mère, doit quitter la ferme familiale. Ils trouvent refuge au château où, à force de travail et de ténacité, il devient premier valet, lorsque Madeleine, veuve, amie d’enfance de sa mère, lui fait une proposition surprenante : Marie-moi ! La ferme t’appartiendra à ma mort.
Au-delà de cette action mercantile, va s’installer progressivement entre eux un amour fort et fiable qui durera jusqu’au dernier jour de Madeleine, et même plus.
Arthémine, elle, lui apportera autre chose, sa fougue, sa jeunesse, sa joie de vivre, elle lui permettra de réaliser son vieux rêve, avoir une famille à lui, celle dont il rêvait depuis toujours, ou presque.