Théo rêvait d’une vie simple et tranquille auprès de sa femme, vieillissant tous les deux entourés de leurs enfants et petits-enfants, protégeant leurs aïeux comme il l’avait vu faire par les anciens. La vie et la nature ne lui ont pas permis de réaliser son rêve. Les évènements successifs qui laissèrent un temps présager que ce rêve était possible se révélèrent rapidement un piège dans lequel Théo se laissa prendre par sentiment, puis par routine.
Amoureux ! Certes, il le fut, trop même ! Son rêve d’être « de vieux amoureux » ne se réalisera pas, et celui de devenir vieux …
Au cours d'une discussion entre copains à la récréation, où chacun renchérissait sur l'autre comme savent le faire les enfants, et peut-être pas seulement les enfants ! Ne sommes-nous pas tous restés de grands enfants ?
— Mon père, il construit des murs en pierre !
— Et bien moi, mon père, il répare des voitures !
— Mon père à moi, quand il était jeune, il travaillait à Paris !
— Eh bé moi, le mien, il a fait la guerre chez les «Vètemines » !
— Moi le mien...
— Et le mien...
Moi, mes parents, c'étaient des parents modèles, sans histoires. Je n'avais rien à dire comme mes copains, je me sentais un peu frustré, quand tout à coup il me vint une idée. Ma mère m'avait fait confectionner, du temps où nous habitions au « Bar de la Mairie », un costume de marin. Un ensemble vareuse et pantalon blancs avec un grand col bleu bordé de trois bandes blanches, le bout des manches bleu avec, comme deux galons, deux lignes blanches qui en faisaient le tour et une casquette blanche avec une ancre de marine. Bien sûr mes parents me trouvaient si mignon qu'ils m'avaient pris en photo. Je déclamai donc triomphalement :
— Eh ben moi... avant.... j'étais marin !
— Marin ? Tu te fous de nous !
— Ah si ! Même que je suis pris en photo.
— C'est pas possible, t'es trop petit pour avoir été marin !
— Je te dis que si. J'ai la photo à la maison, t'as qu'à venir voir !
— Dac ! On vient ce soir après l'école, et si c'est pas vrai...
— Pas tous, ma mère va rouspéter, vous en désignez un, et lui viendra voir, demain il vous racontera !
— Bon ! Valentin, tu y vas, regarde bien, et tu nous dis demain.
En sortant de l'école, j'avais bien essayé de me faufiler en oubliant le Valentin, mais lui ne m'oubliait pas, trop fier de sa mission. Comment cela allait-il se passer ? Le « avant » ne se réduisait qu'à quelque cinq ou six ans ! Et je n'avais pas fait grand-chose pendant ce temps-là, à part être dorloté par mes parents. Et les questions pleuvaient :
— T'as été sur un bateau ?
— Si j'ai été marin... j'ai été sur un bateau, bien sûr !
— Et t'as été sur la mer ?
— Les bateaux, c'est sur la mer, couillon !
— Une mer avec des vagues ?
— Même des grosses, presque aussi grosses que le bateau !
Et ma mère dans tout ça, comment allait-elle réagir ?
— Et tu faisais quoi sur le bateau ?
— Je te raconterai ma vie un autre jour, tu viens voir la photo et c'est tout, on parle d'autre chose maintenant.
— Comme tu veux.
Le chemin de l'école à la maison ne me parut jamais aussi long que ce jour-là.
En arrivant chez nous, le temps que mon compagnon frotte ses chaussures sur le paillasson, j'avais grimpé l'étage aussi vite que je le pouvais pour prendre un peu d'avance sur lui, en passant près de ma mère, angoissé, je lui avais glissé à voix basse afin que le camarade ne l'entende pas:
— Dis oui ... dis oui !
Triomphant, j'ai montré la photo. Elle est encore aujourd'hui dans l'album de famille.
— C'est bien vrai, Maman, que j'étais marin.
— Tu vois bien la photo.
Sauvé, elle ne m'avait pas trahi.
Elle s'en était sortie comme d'habitude en faisant en sorte de ne pas mentir, et de ne pas faire passer les siens pour des imbéciles.
Le petit camarade repartit n'en croyant pas ses yeux, je le raccompagnai jusque sur la placette, mais je n'étais pas si fier que ça de ce tour joué à mes compagnons de classe. Comment cela allait-il se passer si un jour ils découvraient le pot-aux-roses ?